L’enfant-lumière

 

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On dirait que l’hiver ne veut plus finir. Ne veut plus partir. La neige qui tombe aujourd’hui me donne presque mal au cœur. Peut-être simplement parce que je suis fatiguée. J’ai mal dormi. J’ai rêvé de toi. Toujours ce même rêve: moi, assise dans la maison de notre enfance, qui appelle ton nom sans relâche. Parfois en criant. Souvent en sanglotant.

Toujours ce même rêve depuis 2 ans. Depuis la glace bleue. Depuis tes os brisés. Depuis ta mort.

Les réseaux sociaux pullulent de photos de glaces dérivant sur le fleuve. Chacune d’elles me donnent la nausée. Je n’y vois plus rien de majestueux dans ce défilement de morceaux glacés. Parce que je sais qu’ils peuvent tuer. Froidement. Soudainement ou après une longue agonie. À cette période de l’année, je ne peux même plus m’approcher du fleuve sans trembler. Sans avoir envie de crier. Dans la danse froide qui anime les berges, je n’entends rien d’autres que le silence de ton amie morte sur le coup. Je ne vois rien d’autres que ton corps fracturé.

Aussi bien me tenir loin de ce qui est devenu pour moi un macabre spectacle.

Alors, j’attends.

J’attends le dégel et la fonte.

J’espère le printemps et la lumière, les mains posées sur mon ventre. Dans ce ventre qui s’arrondit un peu plus chaque jour, il y a une nouvelle vie qui grandit, qui se construit. Le cycle de la vie qui se tricote un nid, juste là, à l’intérieur de moi.

Rien à foutre des glaces, qu’il dit, mon ventre plein, tu es plus forte que ça.

Allez, sois courageuse, me souffle le petit pied qui effleure mes côtes, j’ai besoin de toi.

Maman, maman, ça bouge, s’exclament les plus grands. Et leurs rires éclaboussent l’heure grise, puis enterrent le son des glaces qui craquent.

Tout ça, juste là, au creux du ventre. Juste là où, encore hier, ça faisait mal quand ton absence pesait trop lourd dans l’aube. Juste là où maintenant, c’est doux et plein de vie. Juste là où mon troisième enfant attend, elle aussi, le dégel et la fonte.

Ce sera une enfant qui ne te connaîtra jamais. Qui n’aura aucun souvenir de toi. Parfois, j’en ai le vertige. Mais tu me parleras d’elle doucement la nuit, tu me la raconteras au petit matin, pas vrai, maman? me demande le petit poing qui déforme mon nombril. Oui ma belle, que je lui réponds en chuchotant.

Elle saura que tu as existé, que tu as aimé, que tu as vécu. Elle saura combien tu étais précieuse pour moi. Je lui soufflerai à l’oreille ce quelque chose de grand que tu es allée rejoindre, que tu es devenue. Je la ferai danser elle aussi avec les étoiles.

Elle, mon enfant à naître au printemps. Une enfant d’avril.

Comme si ce quelque chose de grand avait voulu qu’avril soit plus doux. Ce mois suffocant, parce qu’il est celui de ta mort, des adieux impossibles, de la cassure au milieu de la poitrine. Le mois de la fonte des glaces meurtrières et de la perte incommensurable.

Le 15, jour de ta mort. Jour d’une tristesse infinie, mais aussi du mélancolique soulagement que tes souffrances soient terminées, que tu sois libérée.

Le 24, jour de tes funérailles. Le moment le plus douloureux de ma vie. Parce qu’il fallait te dire au revoir, alors que mon corps tout entier hurlait pour te garder encore auprès de lui, auprès de moi.

Ma sœur, la médecine nous a prédit que cette enfant à naître nous serait offerte le 24 avril. Deux ans, jour pour jour, après tes funérailles. Deux années qui sépareront le jour le plus lancinant de mon existence de l’un des plus extraordinaires. Je ne sais à qui ou à quoi je dois en être reconnaissante. À ce quelque chose de grand, sans doute. Peut-être est-ce toi. Peu importe.

J’aurai une enfant du printemps. Une enfant à naître en avril. Une enfant de la terre qui s’éveille, de la vie qui grouille et fourmille à nouveau, des jours lumineux. Une enfant qui chasse les heures grises et qui dépose au creux de mon ventre quelque chose de grand.

Mon enfant-lumière qui fait fondre les glaciers.

3 réflexions sur “L’enfant-lumière

  1. Tu écris tellement majestueusement, Ève! Frissons, larmes, espoir ; quelques émotions qui sont venues me visiter lors de cette lecture… Merci beaucoup!

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    1. Je viens tout juste de lire votre commentaire et de survoler votre blogue. Je suis émue par votre perte. J’espère de tout cœur que le temps qui passe vous apportera la douceur.

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